Notturno, Gabriele d'Annunzio

« J’ai les yeux bandés.
Etendu sur le dos dans un lit, le torse immobile, la tête un peu plus bas que les pieds...
J’écris sur une étroite bande de papier qui n’est large que d’une ligne. J’ai entre les doigts un crayon. Le pouce et le médius de ma main droite, appuyés sur les bords de la bande, la font glisser au fur et à mesure que j’écris un mot...
Dans toute mon attitude il y a la rigidité d’un scribe égyptien de basalte...
J’écris dans l’obscurité...
J’apprends un art nouveau. »

16 janvier 1916 quelque part au dessus de l’ Adriatique...

L’hydravion perd rapidement de l’altitude et finit sa course folle en tapant brutalement les flots glacés.
Au poste d’observateur, le préposé s’éclate la tempe droite sur la crosse de sa mitrailleuse.

D’Annunzio, il Commandante, s’en sort à demi aveugle. Il a cinquante-deux ans.

Le lendemain, il insiste pour terminer sa mission sur Trieste.

Le surlendemain, il insiste pour déverser ses tracts sur la Scala de Milan.

Le 21, un épais brouillard : il ne voit plus. L’oeil droit est mort.

Seules l’ obscurité et l’immobilité pourront le préserver de la cécité absolue.

L’Imagnifico se couche alors pour trois longs mois dans la pénombre et l’étouffante chaleur d’une chambre de la Casina delle Rose.
Dans des éclairs de douleurs, espacés confusément, lui, l’aveugle, il va écrire.

Le 23 février, il titube la rédaction de son « Notturno » sur de longues bandelettes de papier d’un centimètre de large que lui prépare sa fille Sirenetta.

En mai et juin suivant, Sirenetta entreprend de déchiffrer et de recopier les dix mille bandelettes du poète.

Le travail est ardu: l’écriture s'est déformée suivant les poussées de douleur, les bandes se sont entremêlées, deux à trois lignes se superposent, se croisent.

L’œuvre est publiée en novembre 1921.

En un peu moins d’un mois, « Notturno », se vend à plus de cinquante mille exemplaires.

Casina delle Rose